RÉSUMÉ
Nos sociétés font face à plusieurs enjeux environnementaux, incluant les changements climatiques et le déclin des populations animales et végétales. Pourtant, les outils mis en place pour mesurer l’état et les changements dans la biodiversité demeurent incomplets, limitant notre capacité à dresser un portrait et des recommandations adéquates. Pour remédier à cette situation, le Québec, à l’instar d’autres juridictions, procède, depuis 10 ans, au déploiement du Réseau de suivi de la biodiversité (Suivi BdQc). Cette initiative vise à suivre l’effet des changements climatiques sur les espèces, les communautés et les écosystèmes en échantillonnant une série de bio-indicateurs dans les principaux écosystèmes naturels du Québec. La récolte, la gestion et l’analyse de données sont réalisées à partir d’une méthodologie novatrice et standardisée, et grâce à la collaboration d’une foule de partenaires. Les données et leurs synthèses sont diffusées sur le portail de Biodiversité Québec (BdQc) afin de nourrir les décisions en conservation et en gestion territoriale, ainsi que d’illustrer la richesse de notre patrimoine naturel. Avec plus de 600 sites inventoriés à ce jour, le Suivi BdQc offre déjà un gain important pour connaître notre biodiversité et les effets du climat. Développé dans le cadre du Plan pour une économie verte (PEV), cette initiative est aussi un atout pour le Plan Nature qui vise, d’ici 2030, à préserver l’état de nos écosystèmes naturels. À plus long terme, les informations issues du Suivi BdQc permettront aussi d’anticiper l’effet des changements climatiques sur la biodiversité afin de mieux s’y adapter en tant que société.
La crise environnementale actuelle est caractérisée par trois principaux enjeux, soit la dégradation des terres, l’érosion de la biodiversité et les changements climatiques, tous associés à l’impact croissant de nos modes de vie sur les écosystèmes naturels (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémique [IPBES], 2018). Paradoxalement, nos sociétés dépendent des services rendus par ces écosystèmes, tels que la pollinisation, la régulation et la purification de l’eau, et l’utilisation de nombreuses espèces végétales et animales (May, 2010). Il est donc crucial de comprendre comment la perte de biodiversité affecte le fonctionnement des écosystèmes et leur capacité à fournir les biens et services essentiels (Cardinale et coll., 2012). En 2018, l'IPBES a publié une synthèse alarmante indiquant que 38 à 46 % des espèces animales et végétales pourraient disparaître de la planète d’ici 2050. Elle recommandait d’intégrer la biodiversité dans les politiques publiques et les prises de décision impliquant l’ensemble des secteurs de l’économie.
Le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal, adopté en décembre 2022, confirme cette volonté. Ce nouvel outil stratégique international fixe les 23 cibles à atteindre d’ici 2030 pour freiner, voire renverser, la perte de biodiversité dans le monde. Pour répondre à un tel engagement, le Québec a élaboré le Plan Nature 2030 qui définit des mesures concrètes afin d’atteindre les prochaines cibles mondiales, notamment en matière de préservation des milieux naturels et de gestion des espèces présentes sur le territoire québécois. En dépit des objectifs ambitieux fixés, évaluer l’état de la biodiversité demeure un défi de taille (Pereira et David Cooper, 2006), qui implique la mise en place ou l’amélioration du suivi de nos écosystèmes et des processus qui s’y opèrent (Lindenmayer et coll., 2012). Considérant l’immensité du territoire québécois et son large éventail de milieux naturels, il s’avère essentiel de développer une stratégie structurée, telle que le Réseau de suivi de la biodiversité du Québec (ci-après Suivi BdQc; figure 1). Cette initiative, qui s’inscrit dans le Plan pour une économie verte 2030 (PEV action A4-010), est une mesure d’adaptation visant à suivre l’impact des changements climatiques sur les écosystèmes et les espèces (Mawdsley, 2009).
Le Suivi BdQc est un réseau intégrateur visant à détecter l’effet des changements climatiques et de certaines menaces anthropiques sur l’état de la biodiversité, et, à termes, d’être en mesure d’anticiper l’impact des changements climatiques sur les services écologiques. Pour relever cet imposant défi, le Suivi BdQc s’est inspiré des expériences passées d’autres juridictions à travers l’étude de Yoccoz et coll. (2001), qui fait état de l’importance de ne pas négliger certaines questions fondamentales – pourquoi, quoi, comment – afin d’assurer la rigueur scientifique, l’utilité pour la société et son efficience en matière de coûts et d’efforts des programmes de suivi. Ces questions permettent de présenter les orientations prises lors de son déploiement et sa valeur ajoutée pour répondre aux défis de conservation de la biodiversité à l’échelle du Québec.
La volonté de mettre en place des suivis peut avoir des origines variées telles que le besoin de connaître l'état d'un système, de comprendre son fonctionnement, d'identifier les enjeux, les menaces et les opportunités, ou d'impliquer la population (Possingham et coll., 2012). Étant donné que plusieurs de ces éléments étaient intéressants pour l’établissement d’un réseau de suivi pour le Québec, une priorisation s’imposait afin de statuer sur « pourquoi est-il important de mesurer la biodiversité du Québec ? ».
Un premier sondage a été réalisé auprès de plus de 600 participants ayant des intérêts professionnels et une connaissance de la biodiversité (gouvernements, universités, organisations environnementales, consultants, etc.), et a permis d’identifier un certain nombre de priorités et de compromis (Boivin et coll., 2014). S’il en est ressorti des divergences entre les répondants, certains éléments se sont avérés consensuels, tels que l’importance de couvrir l’entièreté du territoire québécois, et en priorité les milieux forestiers, humides et aquatiques, ainsi que de s’intéresser aux espèces qui supportent des services écosystémiques, celles en situation précaire et celles envahissantes. En 2014, une autre consultation ciblant les objectifs prioritaires de suivi a été réalisée auprès d’une soixantaine de biologistes et de techniciens du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP). Les principaux objectifs priorisés dans la liste visaient à acquérir des connaissances sur la biodiversité, à améliorer la conservation et la gestion des écosystèmes, à favoriser les partenariats et à répondre aux engagements gouvernementaux. À partir de ces choix, trois objectifs structurants ont émergé.
1. Détecter les changements dans l'état des écosystèmes et identifier les causes et les conséquences de ces changements à long terme
Produire des indicateurs liés à certains écosystèmes, communautés et populations spécifiques pour évaluer l'ampleur des effets des changements climatiques et éventuellement promouvoir d'autres mesures d'adaptation.
2. Arrimer le Suivi BdQc avec d'autres programmes de suivi implantés au Québec
Uniformiser la méthodologie utilisée par un réseau de collaborateurs pour suivre différents éléments de la biodiversité à la grandeur du Québec, et ainsi obtenir des portraits comparables facilitant le suivi des effets climatiques.
3. Améliorer les outils de sensibilisation et de diffusion d'informations sur la biodiversité et l'effet des changements climatiques
Générer des exemples concrets des conséquences des changements climatiques et de la perte de biodiversité afin de sensibiliser le public et de développer une prise de conscience collective de l'importance et de la fragilité des écosystèmes naturels.
La biodiversité est la variabilité de la vie à toutes les échelles biologiques (les gènes, les espèces et les écosystèmes), et les interactions qui les unissent. Ce terme très inclusif fait en sorte que pour effectuer un suivi de la biodiversité, il est nécessaire de faire des choix. Dans le cas du Suivi BdQc, il a fallu se questionner sur « quelles variables ou bio-indicateurs utiliser pour mesurer les changements dans un contexte de changements climatiques et autres changements globaux ? ».
La sélection des meilleurs bio-indicateurs1 de changement a été réalisée en réunissant cinq groupes d’experts universitaires et gouvernementaux spécialisés dans chacun des milieux : les marais et les tourbières (milieux humides), la forêt et la toundra (milieux terrestres), puis les lacs et les rivières (milieux aquatiques d’eau douce). Des indicateurs globaux ont également été identifiés, c'est-à-dire des variables à plus large échelle davantage associées à une région ou à l’ensemble du Québec (p.ex. fragmentation). La sélection a permis de définir les bio-indicateurs prioritaires, importants ou pertinents en fonction des critères suivants : i) sensibilité aux changements du climat, ii) utilité à la gestion ou à la conservation de la biodiversité, iii) amélioration de la compréhension des écosystèmes et des interactions biologiques, et iv) coût abordable. Pour les 75 bio-indicateurs sélectionnés, il fallait définir : a) les enjeux et les hypothèses sous-jacents à chacun, b) une analyse SMART : Spécifique, Mesurable, Atteignable, Réaliste et Temporellement défini, c) une recherche méthodologique visant l’efficience, et d) une évaluation de la capacité à soutenir les enjeux d’aménagement des écosystèmes et les politiques publiques. Si certains bio-indicateurs faisaient déjà l’objet de mesures (p.ex. âge des peuplements, date de verdissement de la végétation), plusieurs impliquaient le déploiement d’une vaste campagne d’échantillonnage terrain. Le tableau 1 en présente quelques-uns sur la vingtaine faisant l’objet de suivi terrain.
MILIEUX | BIO-INDICATEURS | DESCRIPTIONS |
---|---|---|
TERRESTRES | Vitesse de décomposition de la matière organique en milieu forestier | Enfouir deux sortes de thé (rooibos et vert) dans le sol pour déterminer la perte de masse après trois mois et les processus généraux de décomposition du sol. La vitesse de décomposition du thé devrait s’accélérer avec les changements climatiques. |
Invertébrés du sol en milieu forestier | Récolter les communautés d’invertébrés du sol dans huit pièges fosses en juin et juillet et identifier les changements dans la composition et l’abondance, en particulier pour les araignées et les carabes. | |
TERRESTRES & HUMIDES | Plantes vasculaires et invasculaires en milieux forestiers et humides | Réaliser des placettes d’inventaires (3X1m²) et des transects (3X5m) de végétation, afin de déterminer les changements dans la composition, l’abondance ou les traits fonctionnels. |
Activité acoustique des oiseaux, anoures, chiroptères et orthoptères en milieux forestier et humide | Installer des enregistreurs acoustiques de la fonte des neiges à la tombée des feuilles afin d’identifier (à l’écoute et par intelligence artificielle) l’activité des oiseaux, anoures, chiroptères, orthoptères (grillons et sauterelles) et évaluer comment elle varie entre les sites et au cours de la saison. | |
HUMIDES | Odonate et papillons en milieux humides | Inventorier, avec filet entomologique, les odonates (libellules et demoiselles) et les papillons de jour présents dans les milieux humides en juillet afin d’estimer les changements de distribution des espèces. |
AQUATIQUES | Poissons d’eau douce et zooplancton | Effectuer un échantillonnage du zooplancton. Récolter et filtrer de l’eau à différentes profondeurs du lac afin de déterminer, par des analyses moléculaires, les espèces de poissons présentes (ADNe). La diversité de ces communautés reflète la santé d’un milieu en fonction de ses caractéristiques physiques et chimiques. |
Communautés de macroinvertébrés benthiques en rivière | Évaluer la composition et l’abondance des macroinvertébrés d’eau douce dans les cours d’eau afin de déterminer leur intégrité en fonction des espèces présentes. |
Tableau 1. Méthodologie pour 7 des 20 bio-indicateurs terrain prioritaires réalisés dans le cadre du Réseau de suivi de la biodiversité du Québec en milieu terrestre, humide (ou les deux) et aquatique.
La plupart des initiatives de suivis de la biodiversité à travers le monde ont sélectionné les sites d’échantillonnage de manière opportuniste, ou selon une grille homogène. Au Québec, nos connaissances limitées de la biodiversité et la taille du territoire représentent des défis importants. Une stratégie de sous-échantillonnage a été élaborée afin de définir « où mesurer la biodiversité pour bien couvrir le territoire et mesurer sa variabilité ? ». La répartition spatiale du Suivi BdQc s’est faite en deux principales étapes.
La première étape a été de répartir les cellules en utilisant une grille homogène de 15 km de résolution (cellules de 225 km2) sur le territoire, afin de s’assurer que le Suivi BdQc capte la variabilité brute de la biodiversité selon le gradient climatique du Québec. Une cellule régionale comprend les sites de différents milieux, regroupés dans un même secteur géographique. La distribution spatiale des cellules du Suivi BdQc est faite de manière à 1) maximiser l’arrimage avec les suivis existants, 2) couvrir la représentativité régionale du Québec, 3) maximiser les occasions d’échantillonnage terrain dans le nord du Québec et 4) assurer l’accessibilité des sites d’inventaires et 5) voir à l'arrimage avec les aires protégées. Une première sélection de 450 cellules a été réalisée. Elle incluait 250 cellules méridionales avec prise de données terrain, 50 cellules nordiques proches de municipalités ou d’aires protégées, et 150 cellules suivies par télédétection (figure 1). Cette proposition initiale est demeurée flexible afin d’adapter l’établissement des cellules pour répondre aux besoins des partenaires et tenir compte des enjeux locaux.
La deuxième étape a consisté à choisir des sites d’échantillonnage à l’intérieur ou à proximité des unités régionales sélectionnées. Le choix des sites est effectué selon des typologies des écosystèmes et une priorisation par les experts. Pour chaque type de milieu, des écosystèmes spécifiques ont été privilégiés en fonction des bio-indicateurs, ainsi que la capacité à détecter les changements dans un contexte de changements climatiques. Une sélection initiale proposait deux sites d’échantillonnage possibles par milieu, et ceux-ci sont parfois modifiés à la suite d’une consultation des partenaires ou d’une validation terrain. Les sites de suivis pour milieux humides sont les tourbières et les marais. Pour les milieux terrestres, les sites forestiers ont été choisis en fonction de leur représentativité des peuplements environnants en ce qui concerne les essences forestières, les conditions de drainage et la pente. Au nord du 49e parallèle, les sites toundriques sont choisis à proximité des villages, généralement en partenariat avec des collaborateurs locaux. Les milieux aquatiques d’eau douce comprennent les lacs et les rivières. La sélection des lacs se base sur des critères d'accès, de taille et des ratios de drainage typiques de la région. Les rivières sélectionnées sont des cours d’eau à substrat grossier (Ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs [MDDEFP], 2013)
Si les étapes liées au choix des objectifs, des bioindicateurs et des sites étaient primordiales pour concevoir la stratégie d’échantillonnage du Suivi BdQc, il restait à évaluer et tester la faisabilité de la collecte de données. La mise en oeuvre a fait l’objet d’une période de rodage échelonnée sur environ 5 ans, afin d’évaluer « Quand, et comment planifier la collecte et la gestion des données pour en assurer le succès ? ». Cette démarche a permis d’élaborer un processus de récolte de données des différents éléments à suivre pour aboutir à un programme fonctionnel et bien ficelé.
DÉPLOIEMENT GRADUEL DES SITES SUIVISPour le Québec méridional, un projet pilote s’est déroulé durant les étés 2016 et 2017 avec, pour objectif, de tester et de valider les protocoles de 15 types de campagnes terrain prioritaires, ainsi que d’évaluer la faisabilité et le temps nécessaires à leur réalisation. Par la suite, une première phase de déploiement a été entamée en 2018, avec la réalisation d’inventaires par les équipes régionales du MELCCFP et un partenariat avec la Société des établissement de plein air du Québec (SÉPAQ). En 2019, le nombre de cellules méridionales réalisées annuellement était déjà de 19 et a augmenté à 29 en 2024 avec l’ajout de nouveaux partenaires (figure 1). En plus de la SÉPAQ, le Suivi BdQc collabore maintenant avec plusieurs organismes tels que des organismes de bassins versants, des comités ZIP, Parcs Canada, Hydro-Québec, ainsi qu’avec plusieurs communautés autochtones.
Le déploiement des cellules nordiques a débuté quant à lui dès 2018-2019 grâce à un financement du Plan Nord. En 2024, 9 cellules ont été inventoriées dans différentes communautés du Nunavik avec la collaboration des gardiens de territoire (Uumajuit wardens) de l’Administration régionale Kativik (ARK), du Centre d’études nordique, et du Nunavik Research Center de la société Makivik. Le partenariat avec Parc Nunavik et l’ARK permet de réaliser des suivis dans les Parcs et les aires protégées du Nunavik. Il importe que les communautés soient parties prenantes pour assurer un suivi à long terme.
À partir de 2021, certaines cellules déjà échantillonnées ont commencé à être revisitées selon l'intervalle de 5 ans, de sorte qu’à la fin de 2024, 138 cellules ont été échantillonnées au moins une fois et 47 ont été revisitées. Cette expansion se poursuit vers l’objectif de 50 cellules méridionales et 10 cellules nordiques par année, tout en respectant les capacités organisationnelles et financières du projet. À terme, le Suivi BdQc sera constitué de 300 cellules terrain (250 cellules méridionales et 50 cellules nordiques). L’atteinte de ces objectifs nécessite une planification rigoureuse et l’ajout de nouveaux partenaires, en particulier dans les régions administratives plus nordiques.
DÉROULEMENT DES INVENTAIRES ET MÉTHODOLOGIEPlusieurs facteurs influencent le temps requis pour réaliser le suivi terrain des différents éléments : le temps de déplacement pour accéder aux sites, le nombre de personnes impliquées, le nombre et le type de sites présents dans une cellule, et la durée de la saison de croissance. Le calendrier pour le suivi des cellules implique environ 8 visites dans le Québec méridional et 3 visites en site nordique. Le déroulement des inventaires se résume en 3 grandes étapes :
1. L'installation:
Avant le début de la croissance de la végétation, il faut procéder à l’installation de stations acoustiques, de caméras pour les mammifères et la phénologie végétale, de pièges fosses pour les invertébrés du sol et de sachets de thé pour mesurer la décomposition de la matière organique.
2. La collecte et les suivis:
Durant l’été, plusieurs récoltes ou inventaires sont effectués : les invertébrés du sol, les odonates, les papillons de jour, les plantes vasculaires et invasculaires, les invertébrés benthiques, l’ADNe des poissons, le zooplancton et la physicochimie des lacs.
3. Le retrait:
Avant l’hiver, il faut retirer le matériel et procéder aux dernières récoltes.
Les protocoles standardisés pour l’échantillonnage terrain du Suivi BdQc ont été rédigés en collaboration avec les spécialistes de chaque milieu ou taxon (certains sont disponibles en ligne). Ils ont été développés de manière à permettre à des nonspécialistes de réaliser la collecte d’échantillons, ce qui facilite les partenariats. Des formulaires permettent de colliger les données électroniquement et de les transposer dans un gabarit propice à l’injection dans une base de données en ligne.
Les identifications taxonomiques sont réalisées post-terrain par des spécialistes en taxonomie (p.ex. insectes du sol, zooplancton et identification acoustique des oiseaux et des anoures) ou par traitement en laboratoire (p. ex. identification des poissons par métagénomique). Le développement d’outils automatisés en intelligence artificielle facilite et accélère l’identification de certains éléments (animaux ou végétation sur photos, enregistrements acoustiques). En plus des inventaires terrain, le développement d’indicateurs issus de la télédétection permet d’avoir une vue globale et complémentaire sur l’état et les tendances de la biodiversité à grande échelle (p. ex. phénologie végétale, couvert de neige), en particulier pour des secteurs inaccessibles.
ARCHIVAGE ET ANALYSE DE DONNÉESEn plus de planifier la récolte des données, il est primordial d’établir une procédure d’archivage et d’analyse. Le faible investissement alloué à la gestion et au traitement de l’information a compromis plusieurs initiatives de suivis nationaux (Lindenmayer et coll., 2022 et Whitlock, 2011). L’intégration et la centralisation des données sont donc prioritaires pour brosser un portrait adéquat de la biodiversité à l’échelle du Québec et servir d’outil d’aide à la décision.
Les défis liés à la gestion de données du Suivi BdQc ont été abordés dès sa conception et ont donné lieu à un partenariat avec l’Université de Sherbrooke et le Centre de la science de la biodiversité du Québec (CSBQ). Le but était de construire une infrastructure où il serait possible d’intégrer rapidement les données reliées à une base de données accessible sur le Web, et d’y inclure des tableaux de visualisation de même que le calcul de certains indicateurs, facilitant ainsi la production de rapports automatisés sur l'état de la biodiversité. Ce partenariat a abouti à la création du portail Biodiversité Québec, dont les principaux objectifs sont de 1) regrouper les données de biodiversité d'une pluralité de sources vers un même portail, 2) développer des stratégies d'analyse en temps réel reposant sur les données de biodiversité et 3) améliorer les portraits et la diffusion des données de biodiversité. Plusieurs analyses sont déjà accessibles et davantage seront développées dans les prochaines années.
De façon générale, les données récoltées grâce au Suivi BdQc permettront d’évaluer les changements dans la composition et l’abondance des espèces, et les variations de distribution latitudinale des communautés. Plus spécifiquement, il serait possible d’identifier les taxons sensibles aux changements climatiques ou à la dégradation de l’environnement, et d’identifier quels traits fonctionnels sont susceptibles de changer dans une communauté. Voici des exemples de projets en cours de réalisation :
Ces exemples illustrent les questions qu’il sera possible d’explorer avec les données récoltées grâce au Suivi BdQc. Une prochaine étape sera le développement d’indicateurs numériques, intégrant différentes variables, ce qui facilitera l’interprétation des changements et l’aide à la décision. L’accumulation de données sur plusieurs années pour un même site permettra la détection des effets des changements climatiques sur la biodiversité et leur projection en climat futur. À terme, il sera possible d’observer ou d’estimer les modifications d’assemblages d’espèces et d’évaluer les conséquences possibles sur certaines fonctions écosystémiques.
Si la communauté scientifique s’intéresse plus que jamais aux phénomènes sous-jacents aux changements du climat et de la biodiversité, les résultats obtenus peinent à traverser les frontières du milieu scientifique. En raison de l’ampleur des conséquences associées à la dégradation des écosystèmes naturels, les acteurs en conservation de la biodiversité doivent développer des outils pour interpeller davantage le grand public et les décideurs. Il est donc primordial de savoir, « pour qui doit-on développer des outils de diffusion et comment sensibiliser les publics ciblés ? ».
L’élaboration d’une stratégie de diffusion collaborative pour le Suivi BdQc a été amorcée grâce à l’implication d’un groupe de travail, en partenariat avec le CSBQ, regroupant différents chercheurs et étudiants en écologie, en communication de l’information et en design graphique. Les objectifs étaient de 1) définir les publics cibles, 2) développer des outils de visualisation novateurs, 3) adapter la diffusion de l’information selon les publics cibles et 4) élaborer un tableau de bord efficace et accessible qui synthétise l’état de la biodiversité.
IDENTIFICATION DES PUBLICS CIBLES ET ÉVALUATION DE LEURS BESOINSEn détaillant les traits et caractéristiques distinctifs de plusieurs usagers types, on parvient à anticiper leurs besoins, comportements et attitudes quant à un outil de communication. Plusieurs usagers types ont été conçus mais trois publics cibles ont été regroupés selon leurs besoins et priorisés : 1) les leaders d’opinions (p. ex. journalistes, professeurs, activistes, lobbyistes, groupes de conservation), 2) la génération montante (p. ex. cégépiens, universitaires, jeunes professionnels) et 3) les gestionnaires de territoire (p. ex. gouvernements, maires, municipalités, urbanistes, regroupements environnementaux régionaux). Même si les scientifiques constituent aussi un usager type important, ils ne sont pas priorisés dans le développement d’outils, car leurs besoins de vulgarisation est faible.
Afin de mieux comprendre les besoins en matière d’outils de visualisation de données, des questionnaires et des entrevues ont été réalisés auprès des représentants de chacun des publics cibles. L’analyse a permis de constater que les jeunes veulent connaître la nature et ses enjeux, ils apprécient les balados et utilisent surtout leurs cellulaires. Les leaders d’opinion et les gestionnaires de territoire ont des besoins similaires ; ils veulent avoir accès à un outil numérique efficace présentant les données selon différents degrés de complexité, afin qu'il serve à leurs analyses, mais aussi qu'il puisse communiquer de l’information simplifiée à leurs clientèles.
CONCEPTION DES OUTILS VISUELS ET DU PORTAIL DE BIODIVERSITÉ QUÉBECLe processus d’idéation pour le portail Suivi BdQc a impliqué de schématiser la structure des données, et de définir le contexte d’utilisation de prototypes visuels par les usagers. Différents outils et portails ont été dessinés en maquette et prototypés afin de faire des tests d’utilisateur. La mise en production du produit final est l’aboutissement d’un long processus de cocréation, incluant l’équipe de design, des étudiants à la maîtrise en design d’interaction de l’Université Laval et les équipes du MELCCFP et de Biodiversité Québec.
Le portail de Biodiversité Québec a été lancé en décembre 2022 lors de la COP15. Ce portail permet de consulter les données du Suivi BdQc et d’autres outils pour mieux connaître et comprendre la biodiversité. L’ajout d’éléments se fait graduellement pour perfectionner la fonctionnalité, de même qu’améliorer la diffusion et la vulgarisation des connaissances. À terme, il contiendra, 1) des explorateurs de données et des cartographies complémentaires, 2) des comparaisons régionales et temporelles de l’état de la biodiversité et de ses changements, 3) une estimation de la valeur de différents indicateurs synthèses, 4) une analyse des répartitions et de la phénologie des espèces et des modélisations en climat futur.
Considérant l’ampleur des enjeux environnementaux actuels, la science de la biodiversité gagne à évoluer vers une vision globale connectée aux besoins des sociétés en matière de politiques environnementales et de prises de décisions (Jongman, 2013). De tels efforts sont initiés par différents organismes internationaux (Group on Earth Observation Biodiversity Observation Network) et juridictions (p. ex. Alberta Biodiversity Monitoring), dont le Québec. Le Réseau de suivi BdQc, et sa synthèse sur la plateforme Biodiversité Québec, offrent un outil pour améliorer la connaissance de nos écosystèmes et de leurs changements. Cette initiative nourrit la mise en oeuvre du PEV 2030 pour l’adaptation aux changements climatiques, et celle du Plan Nature 2030 pour la conservation de la biodiversité.
Le Suivi BdQc permet d’évaluer des aspects de structure, de fonction et de composition de la biodiversité, afin de mesurer l’effet de différentes pressions, et plus particulièrement des changements climatiques. Il a été construit pour répondre à des objectifs spécifiques à partir de bio-indicateurs ayant un excellent rapport coût-bénéfice (p. ex. le suivi d’invertébrés et d’inventaires acoustiques ; Gardner et coll., 2008). Ce réseau s’appuie sur des partenaires mobilisés, tant pour la collecte de données que pour leur diffusion, afin de faire rayonner la connaissance jusqu’aux acteurs décisionnels. Avec plus de 600 sites répartis sur le territoire, les données récoltées par le Réseau de suivi BdQc, accessibles à tous, offrent déjà un gain important pour mesurer notre biodiversité d’ici 2030. Toutefois, c’est à plus long terme que la valeur inestimable de cette initiative sera la plus notable. L’adaptation naturelle des écosystèmes aux changements climatiques est un processus qui prendra du temps, de sorte qu’en l’anticipant, il sera possible de mieux s’y adapter en tant que société. Le Réseau de suivi BdQc saura nous aider à apprivoiser les changements qui se dessinent, car comme disait Winston Churchill : « Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge ».
Anouk Simard est chercheure au sous-ministériat adjoint à la biodiversité, à la faune et aux parcs du MELCCFP. Elle travaille à la mise en oeuvre et à la coordination scientifique du Réseau de suivi de la biodiversité. Bien qu’elle signe ce texte, l’accomplissement colossal du Suivi BdQc est possible grâce à la collaboration d’une équipe passionnée et mobilisée. Les personnes suivantes ont été impliquées à la réalisation des différents volets présentés dans ce texte : pour le MELCCFP, Sabrina Courant, Caroline Dubé, Chantale Langevin, Laura Milliard, Lyne Pelletier, Jason Samson et Guillaume Sena ; pour les différentes Universités, Dominique Gravel, Victor Cameron (Sherbrooke), Guillaume Larocque (McGill), Joelle Spooner (Québec à Trois Rivières) et Jean-François Bolduc (Laval). Un merci particulier à Marie-Andrée Vaillancourt, Anne-Marie Gosselin, Marianne Roy, Antoine Nappi et Marie-Pierre Varin pour la révision de cet article. De nombreux autres partenaires sont impliqués dans le projet et celui-ci ne pourrait être mis en oeuvre sans leur précieuse collaboration.
Cet article a été écrit par Anouk Simard pour la revue Natura. Pour lire les parutions précédentes, https://www.revuenatura.ca/
Brousseau et coll. (en préparation). “Using the arthropods as bioindicators of climate changes”.
García-Machado (en préparation).
Gardner, T. A., Barlow, J., Araujo, I. S., Ávila-Pires, T. C., Bonaldo, A. B., Costa, J. E., Esposito, M. C., Ferreira, L. V., Hawes, J., Hernandez, M. I. M., Hoogmoed, M. S., Leite, R. N., Lo-Man-Hung, N. F., Malcolm, J. R., Martins, M. B., Mestre, L. A. M., Miranda-Santos, R., Overal, W. L., Parry, L., … Peres, C. A. (2008). "The cost-effectiveness of biodiversity surveys in tropical forests". Ecology Letters, 11(2), 139‑150. https://doi.org/10.1111/j.1461-0248.2007.01133.x
IPBES (2018): Summary for policymakers of the assessment report on land degradation and restoration of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. R. Scholes, L. Montanarella, A. Brainich, N. Barger, B. ten Brink, M. Cantele, B. Erasmus, J. Fisher, T. Gardner, T. G. Holland, F. Kohler, J. S. Kotiaho, G. Von Maltitz, G. Nangendo, R. Pandit, J. Parrotta, M. D. Potts, S. Prince, M. Sankaran and L. Willemen (eds.). IPBES secretariat, Bonn, Germany. 44 pages
Jongman, R. H. G. (2013). "Biodiversity observation from local to global". Ecological Indicators, 33, 1‑4. https://doi.org/10.1016/j.ecolind.2013.03.012 Lindenmayer, D. B., Gibbons, P., Bourke, M., Burgman, M., Dickman, C. R., Ferrier, S., Fitzsimons, J., Freudenberger, D., Garnett, S. T., Groves, C., Hobbs, R. J., Kingsford, R. T., Krebs, C., Legge, S., Lowe, A. J., Mclean, R., Montambault, J., Possingham, H., Radford, J., … Zerger, A. (2012). "Improving biodiversity monitoring". Austral Ecology, 37(3), 285‑294. https://doi.org/10.1111/j.1442-9993.2011.02314.x
Lindenmayer, D. B., Woinarski, J., Legge, S., Maron, M., Garnett, S. T., Lavery, T., Dielenberg, J., & Wintle, B. A. (2022). "Eight things you should never do in a monitoring program: An Australian perspective". Environmental Monitoring and Assessment, 194(10), 701. https://doi.org/10.1007/s10661-022-10348-6
May, R. (2010). "Ecological science and tomorrow’s world". Philosophical transactions of the Royal Society of London. Series B, Biological sciences, 365, 41‑47. https://doi.org/10.1098/rstb.2009.0164
Mawdsley, J. R., O’malley, R. et Ojima, D. S. (2009). A Review of Climate-Change Adaptation Strategies for Wildlife Management and Biodiversity Conservation. Conservation Biology, 23(5), 1080-1089. https://doi.org/10.1111/j.1523-1739.2009.01264.x
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